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Par karyobinga le 12 Octobre 2006 à 13:21
Arthur Conan Doyle
Un scandale en bohême
Les aventures de Sherlock Holmes(juillet 1891)
I
P
our Sherlock Holmes, elle est toujours la femme. Il la juge tellement supérieure à tout son sexe, quil ne lappelle presque jamais par son nom ; elle est et elle restera la femme.Aurait-il donc éprouvé à légard dIrène Adler un sentiment voisin de lamour ? Absolument pas ! Son esprit lucide, froid, admirablement équilibré répugnait à toute émotion en général et à celle de lamour en particulier. Je tiens Sherlock Holmes pour la machine à observer et à raisonner la plus parfaite qui ait existé sur la planète ; amoureux, il naurait plus été le même. Lorsquil parlait des choses du cur, cétait toujours pour les assaisonner dune pointe de raillerie ou dun petit rire ironique. Certes, en tant quobservateur, il les appréciait : nest-ce pas par le cur que séclairent les mobiles et les actes des créatures humaines ? Mais en tant que logicien professionnel, il les répudiait : dans un tempérament aussi délicat, aussi subtil que le sien, lirruption dune passion aurait introduit un élément de désordre dont aurait pu pâtir la rectitude de ses déductions. Il sépargnait donc les émotions fortes, et il mettait autant de soin à sen tenir à lécart quà éviter, par exemple de fêler lune de ses loupes ou de semer des grains de poussière dans un instrument de précision. Telle était sa nature. Et pourtant une femme limpressionna : la femme, Irène Adler, qui laissa néanmoins un souvenir douteux et discuté.
Ces derniers temps, je navais pas beaucoup vu Holmes. Mon mariage avait séparé le cours de nos vies. Toute mon attention se trouvait absorbée par mon bonheur personnel, si complet, ainsi que par les mille petits soucis qui fondent sur lhomme qui se crée un vrai foyer. De son côté, Holmes sétait isolé dans notre meublé de Baker Street ; son goût pour la bohème saccommodait mal de toute forme de société ; enseveli sous de vieux livres, il alternait la cocaïne et lambition : il ne sortait de la torpeur de la drogue que pour se livrer à la fougueuse énergie de son tempérament. Il était toujours très attiré par la criminologie, aussi occupait-il ses dons exceptionnels à dépister quelque malfaiteur et à élucider des énigmes que la police officielle désespérait de débrouiller. Divers échos de son activité métaient parvenus par intervalles : notamment son voyage à Odessa où il avait été appelé pour le meurtre des Trepoff, la solution quil apporta au drame ténébreux qui se déroula entre les frères Atkinson de Trincomalee, enfin la mission quil réussit fort discrètement pour la famille royale de Hollande. En dehors de ces manifestations de vitalité, dont javais simplement connaissance par la presse quotidienne, jignorais presque tout de mon ancien camarade et ami.
Un soir cétait le 20 mars 1888 javais visité un malade et je rentrais chez moi (car je métais remis à la médecine civile) lorsque mon chemin me fit passer par Baker Street. Devant cette porte dont je navais pas perdu le souvenir et qui sera toujours associée dans mon esprit au prélude de mon mariage comme aux sombres circonstances de lÉtude en Rouge, je fus empoigné par le désir de revoir Holmes et de savoir à quoi il employait ses facultés extraordinaires. Ses fenêtres étaient éclairées ; levant les yeux, je distingue même sa haute silhouette mince qui par deux fois se profila derrière le rideau. Il arpentait la pièce dun pas rapide, impatient ; sa tête était inclinée sur sa poitrine, ses mains croisées derrière son dos. Je connaissais suffisamment son humeur et ses habitudes pour deviner quil avait repris son travail. Délivré des rêves de la drogue, il avait dû se lancer avec ardeur sur une nouvelle affaire. Je sonnai, et je fus conduit à lappartement que javais jadis partagé avec lui. Il ne me prodigua pas deffusions. Les effusions nétaient pas son fort. Mais il fut content, je crois, de me voir. A peine me dit-il un mot. Toutefois son regard bienveillant mindiqua un fauteuil ; il me tendit un étui à cigares ; son doigt me désigna une cave à liqueurs et une bouteille deau gazeuse dans un coin. Puis il se tint debout devant le feu et me contempla de haut en bas, de cette manière pénétrante qui nappartenait quà lui.
« Le mariage vous réussit ! observa-t-il. Ma parole, Watson, vous avez pris sept livres et demie depuis que je vous ai vu.
Sept, répondis-je.
Vraiment ? Jaurais cru un peu plus. Juste un tout petit peu plus, jimagine, Watson. Et vous avez recommencé à faire de la clientèle, à ce que je vois. Vous ne maviez pas dit que vous aviez lintention de reprendre le collier !
Alors, comment le savez-vous ?
Je le vois ; je le déduis. Comment sais-je que récemment vous vous êtes fait tremper, et que vous êtes nanti dune bonne maladroite et peu soigneuse ?
Mon cher Holmes, dis-je, ceci est trop fort ! Si vous aviez vécu quelques siècles plus tôt, vous auriez certainement été brûlé vif. Hé bien ! oui, il est exact que jeudi jai marché dans la campagne et que je suis rentré chez moi en piteux état ; mais comme jai changé de vêtement, je me demande comment vous avez pu le voir, et le déduire. Quant à Mary-Jane, elle est incorrigible ! ma femme lui a donné ses huit jours ; mais là encore, je ne conçois pas comment vous lavez deviné. »
Il rit sous cape et frotta lune contre lautre ses longues mains nerveuses.
« Cest dune simplicité enfantine, dit-il. Mes yeux me disent que sur le côté intérieur de votre soulier gauche, juste à lendroit quéclaire la lumière du feu, le cuir est marque de six égratignures presque parallèles ; de toute évidence, celles-ci ont été faites par quelquun qui a sans précaution gratté autour des bords de la semelle pour en détacher une croûte de boue. Doù, voyez-vous, ma double déduction que vous êtes sorti par mauvais temps et que, pour nettoyer vos chaussures, vous ne disposez que dun spécimen très médiocre de la domesticité londonienne. En ce qui concerne la reprise de votre activité professionnelle, si un gentleman qui entre ici, introduit avec lui des relents diodoforme, arbore sur son index droit la trace noire du nitrate dargent, et porte un chapeau haut de forme pourvu dune bosse indiquant lendroit où il dissimule son stéthoscope, je serais en vérité bien stupide pour ne pas lidentifier comme un membre actif du corps médical. »
Je ne pus mempêcher de rire devant laisance avec laquelle il mexpliquait la marche de ses déductions.
« Quand je vous entends me donner vos raisons, lui dis-je, les choses mapparaissent toujours si ridiculement simples quil me semble que je pourrais en faire autant ; et cependant chaque fois que vous me fournissez un nouvel exemple de votre manière de raisonner, je reste pantois jusquà ce que vous mexposiez votre méthode. Mes yeux ne sont-ils pas aussi bons que les vôtres ?
Mais si ! répondit-il en allumant une cigarette et en se jetant dans un fauteuil. Seulement vous voyez, et vous nobservez pas. La distinction est claire. Tenez, vous avez fréquemment vu les marches qui conduisent à cet appartement, nest-ce pas ?
Fréquemment.
Combien de fois ?
Je ne sais pas : des centaines de fois.
Bon. Combien y en a-t-il ?
Combien de marches ? Je ne sais pas.
Exactement ! Vous navez pas observé. Et cependant vous avez vu. Toute la question est là. Moi, je sais quil y a dix-sept marches, parce que, à la fois, jai vu et observé. A propos, puisque vous vous intéressez à ces petits problèmes et que vous avez été assez bon pour relater lune ou lautre de mes modestes expériences, peut-être vous intéresserez-vous à ceci Il me tendit une feuille de papier à lettres, épaisse et rose, qui se trouvait ouverte sur la table. Je lai reçue au dernier courrier, reprit-il. Lisez à haute voix. » La lettre nétait pas datée, et elle ne portait ni signature ni adresse de lexpéditeur :
« On vous rendra visite ce soir à huit heures moins le quart. Il sagit dun gentleman qui désire vous consulter sur une affaire de la plus haute importance. Les récents services que vous avez rendus à lune des cours dEurope ont témoigné que vous êtes un homme à qui on peut se fier en sécurité pour des choses capitales. Les renseignements sur vous, nous sont, de différentes sources, venus. Soyez chez vous à cette heure-là, et ne vous formalisez pas si votre visiteur est masqué. »
« Voilà qui est mystérieux au possible ! dis-je. A votre avis, quest-ce que ça signifie ?
Je nai encore aucune donnée. Et bâtir une théorie avant davoir des données est une erreur monumentale : insensiblement on se met à torturer les faits pour quils collent avec la théorie, alors que ce sont les théories qui doivent coller avec les faits. Mais de la lettre elle-même, que déduisez-vous ? Jexamine attentivement lécriture, et le papier.
Son auteur est sans doute assez fortuné, remarquai-je en mefforçant dimiter la méthode de mon camarade. Un tel papier coûte au moins une demi-couronne le paquet : il est particulièrement solide, fort.
Particulièrement : vous avez dit le mot. Ce nest pas un papier fabriqué en Angleterre. Regardez-le en transparence. »
Jobéis, et je vis un grand E avec un petit g, un P, et un grand G avec un petit t, en filigrane dans le papier.
« Quest-ce que vous en pensez ? demanda Holmes.
Le nom du fabricant, probablement ; ou plutôt son monogramme.
Pas du tout. Le G avec le petit t signifie Gesellschaft, qui est la traduction allemande de « Compagnie ». Cest labréviation courante, qui correspond à notre « Cie ». P, bien sûr, veut dire « Papier ». Maintenant voici Eg. Ouvrons notre Informateur continental »
Il sempara dun lourd volume marron.
« Eglow, Eglonitz Nous y sommes : Egria, située dans une région de langue allemande, en Bohême, pas loin de Carlsbad. "Célèbre parce que Wallensten y trouva la mort, et pour ses nombreuses verreries et papeteries." Ah, ah ! mon cher, quen dites vous ? Ses yeux étincelaient ; il souffla un gros nuage de fumée bleue et triomphale.
Le papier a donc été fabriqué en Bohême, dis-je.
En effet. Et lauteur de la lettre est un Allemand. Avez-vous remarqué la construction particulière de la phrase : "Les renseignements sur vous nous sont de différentes sources venus." ? Ni un Français, ni un Russe ne laurait écrite ainsi. Il ny a quun Allemand pour être aussi discourtois avec ses verbes. Il reste toutefois à découvrir ce que me veut cet Allemand qui mécrit sur papier de Bohême et préfère porter un masque plutôt que me laisser voir son visage. Dailleurs le voici qui arrive, sauf erreur, pour lever tous nos doutes. »
Tandis quil parlait, jentendis des sabots de chevaux, puis un grincement de roues contre la bordure du trottoir, enfin un vif coup de sonnette. Holmes sifflota.
« Daprès le bruit, deux chevaux ! Oui, confirma-t-il après avoir jeté un coup dil par la fenêtre un joli petit landau, conduit par une paire de merveilles qui valent cent cinquante guinées la pièce. Dans cette affaire, Watson, il y a de largent à gagner, à défaut dautre chose !
Je crois que je ferais mieux de men aller, Holmes.
Pas le moins du monde, docteur. Restez à votre place. Sans mon historiographe, je suis un homme perdu. Et puis, laffaire promet ! Ce serait dommage de la manquer.
Mais votre client
Ne vous tracassez pas. Je puis avoir besoin de vous, et lui aussi. Le voici. Asseyez-vous dans ce fauteuil, docteur, et soyez attentif. » Un homme entra. Il ne devait pas mesurer moins de deux mètres, et il était pourvu dun torse et de membres herculéens. Il était richement vêtu : dune opulence qui, en Angleterre, passait presque pour du mauvais goût. De lourdes bandes dastrakan barraient les manches et les revers de son veston croisé ; le manteau bleu foncé quil avait jeté sur ses épaules était doublé dune soie couleur de feu et retenu au cou par une aigue-marine flamboyante. Des demi-bottes qui montaient jusquau mollet et dont le haut était garni dune épaisse fourrure brune complétaient limpression dun faste barbare. Il tenait un chapeau à larges bords, et la partie supérieure de son visage était recouverte dun masque noir qui descendait jusquaux pommettes ; il avait dû lajuster devant la porte, car sa main était encore levée lorsquil entra. Le bas du visage révélait un homme énergique, volontaire : la lèvre épaisse et tombante ainsi quun long menton droit suggéraient un caractère résolu pouvant aller à lextrême de lobstination.
« Vous avez lu ma lettre ? demanda-t-il dune voix dure, profonde, fortement timbrée dun accent allemand. Je vous disais que je viendrais »
Il nous regardait lun après lautre ; évidemment il ne savait pas auquel sadresser.
« Asseyez-vous, je vous prie, dit Holmes. Voici mon ami et confrère, le docteur Watson, qui est parfois assez complaisant pour maider. A qui ai-je lhonneur de parler ?
Considérez que vous parlez au comte von Kramm, gentilhomme de Bohême. Dois-je comprendre que ce gentleman qui est votre ami est homme dhonneur et de discrétion, et que je puis lui confier des choses de la plus haute importance ? Sinon, je préférerais mentretenir avec vous seul. »
Je me levai pour partir, mais Holmes me saisit par le poignet et me repoussa dans le fauteuil.
« Ce sera tous les deux, ou personne ! déclara-t-il. Devant ce gentleman, vous pouvez dire tout ce que vous me diriez à moi seul. »
Le comte haussa ses larges épaules.
« Alors je commence, dit-il, par vous demander le secret le plus absolu pendant deux années ; passé ce délai, laffaire naura plus dimportance. Pour linstant, je nexagère pas en affirmant quelle risque dinfluer sur le cours de lhistoire européenne.
Vous avez ma parole, dit Holmes.
Et la mienne.
Pardonnez-moi ce masque, poursuivit notre étrange visiteur. Lauguste personne qui memploie désire que son collaborateur vous demeure inconnu, et je vous avouerai tout de suite que le titre sous lequel je me suis présenté nest pas exactement le mien.
Je men doutais ! fit sèchement Holmes.
Les circonstances sont extrêmement délicates. Il ne faut reculer devant aucune précaution pour étouffer tout germe de ce qui pourrait devenir un immense scandale et compromettre gravement lune des familles régnantes de lEurope. Pour parler clair, laffaire concerne la grande maison dOrmstein, doù sont issus les rois héréditaires de Bohême.
Je le savais aussi, murmura Holmes en sinstallant dans un fauteuil et en fermant les yeux. »
Notre visiteur contempla avec un visible étonnement la silhouette dégingandée, nonchalante de lhomme qui lui avait été sans nul doute dépeint comme le logicien le plus incisif et le policier le plus dynamique de lEurope. Holmes rouvrit les yeux avec lenteur pour dévisager non sans impatience son client :
« Si Votre Majesté daignait condescendre à exposer le cas où elle se trouve, observa-t-il, je serais plus à même de la conseiller. »
Lhomme bondit hors de son fauteuil pour marcher de long en large, sous leffet dune agitation quil était incapable de contrôler. Puis, avec un geste désespéré, il arracha le masque quil portait et le jeta à terre.
« Vous avez raison, sécria-t-il. Je suis le roi. Pourquoi mefforcerais-je de vous le cacher ?
Pourquoi, en effet ? dit Holmes presque à voix basse. Votre Majesté navait pas encore prononcé une parole que je savais que javais en face de moi Wilhelm Gottsreich Sigismond von Ormstein, grand-duc de Cassel-Falstein, et roi héréditaire de Bohême.
Mais vous pouvez comprendre, reprit notre visiteur étranger qui sétait rassis tout en passant sa main sur son front haut et blanc, vous pouvez comprendre que je ne suis pas habitué à régler ce genre daffaires par moi-même. Et pourtant il sagit dune chose si délicate que je ne pouvais la confier à un collaborateur quelconque sans tomber sous sa coupe. Je suis venu incognito de Prague dans le but de vous consulter.
Alors, je vous en prie, consultez ! dit Holmes en refermant les yeux.
En bref, voici les faits : il y a environ cinq années, au cours dune longue visite à Varsovie, jai fait la connaissance dune aventurière célèbre, Irène Adler. Son nom vous dit sûrement quelque chose.
Sil vous plaît, docteur, voudriez-vous regarder sa fiche ? murmura Holmes sans ouvrir les yeux. »
Depuis plusieurs années, il avait adopté une méthode de classement pour collationner toutes les informations concernant les gens et les choses, si bien quil était difficile de parler devant lui dune personne ou dun fait sans quil ne pût fournir aussitôt un renseignement. Dans ce cas précis, je trouvai la biographie dIrène Adler intercalée entre celle dun rabbin juif et celle dun chef détat-major qui avait écrit une monographie sur les poissons des grandes profondeurs sous-marines.
« Voyons, dit Holmes. Hum ! Née dans le New Jersey en 1858. Contralto Hum ! La Scala Hum ! Prima donna à lOpéra impérial de Varsovie Oui ! Abandonne la scène Ah ! Habite à Londres Tout à fait cela. A ce que je vois, Votre Majesté sest laissé prendre aux filets de cette jeune personne, lui a écrit quelques lettres compromettantes, et serait aujourdhui désireuse quelles lui fussent restituées.
Exactement. Mais comment
Y a-t-il eu un mariage secret ?
Non.
Pas de papiers, ni de certificats légaux ?
Aucun.
Dans ce cas je ne comprends plus votre Majesté. Si cette jeune personne essayait de se servir de vos lettres pour vous faire chanter ou pour tout autre but, comment pourrait-elle prouver quelles sont authentiques ?
Mon écriture
Peuh, peuh ! Des faux !
Mon papier à lettres personnel
Un vol !
Mon propre sceau
Elle laura imité !
Ma photographie
Elle la achetée !
Mais nous avons été photographiés ensemble !
Oh ! la la ! Voilà qui est très mauvais. Votre Majesté a manqué de distinction.
Elle mavait rendu fou : javais perdu la tête !
Vous vous êtes sérieusement compromis.
A lévoque, je nétais que prince héritier. Jétais jeune. Aujourdhui je nai que trente ans.
Il faut récupérer la photographie.
Nous avons essayé, nous navons pas réussi.
Votre Majesté paiera. Il faut racheter.
Elle ne la vendra pas.
La dérober, alors.
Cinq tentatives ont été effectuées. Deux fois des cambrioleurs à ma solde ont fouillé sa maison de fond en comble. Une fois nous avons tendu une véritable embuscade. Aucun résultat.
Pas de trace de la photographie ?
Pas la moindre. »
Holmes éclata de rire :
« Voilà un très joli petit problème ! dit-il.
Mais qui est très grave pour moi, répliqua le roi sur un ton de reproche.
Très grave, cest vrai. Et que se propose-t-elle de faire avec cette photographie ?
Ruiner ma vie.
Mais comment ?
Je suis sur le point de me marier.
Je lai entendu dire.
Avec Clotilde Lothman de Saxe-Meningen, la seconde fille du roi de Scandinavie. Vous connaissez peut-être la rigidité des principes de cette famille : la princesse elle-même est la délicatesse personnifiée. Si lombre dun doute plane sur ma conduite, tout sera rompu.
Et Irène Adler ?
Menace de leur faire parvenir la photographie. Et elle le fera. Je suis sûr quelle le fera ! Vous ne la connaissez pas : elle a une âme dacier. Elle combine le visage de la plus ravissante des femmes avec le caractère du plus déterminé des hommes. Plutôt que de me voir marié avec une autre, elle irait aux pires extrémités : aux pires !
Êtes-vous certain quelle ne la pas encore envoyée ?
Certain.
Pourquoi ?
Parce quelle a déclaré quelle lenverrait le jour où les fiançailles seraient publiées. Or elles seront rendues publiques lundi prochain.
Oh ! mais nous avons encore trois jours devant nous ! laissa tomber Holmes en étouffant un bâillement. Heureusement, car jai pour lheure une ou deux affaires importantes à régler. Votre Majesté ne quitte pas Londres ?
Non. Vous me trouverez au Langham, sous le nom de comte von Kramm.
Alors je vous enverrai un mot pour vous tenir au courant de la marche de laffaire.
Je vous en prie. Je suis terriblement inquiet.
Et, quant à largent ?
Je vous laisse carte blanche.
Absolument ?
Je donnerais lune des provinces de mon royaume en échange de cette photographie.
Et pour les frais immédiats ? »
Le roi chercha sous son manteau une lourde bourse en peau de chamois et la déposa sur la table.
« Elle contient trois cents livres sterling en or, et sept cents en billets, dit-il. »
Holmes rédigea un reçu sur une feuille de son carnet, et le lui tendit.
« Et ladresse de la demoiselle ? demanda-t-il.
Briony Lodge, Serpentine Avenue, Saint Johns Wood. Holmes la nota, avant dinterroger :
Une autre question : la photographie est format album ?
Oui.
Bien. Bonne nuit, Majesté. Jai confiance. Nous aurons bientôt dexcellentes nouvelles à vous communiquer Et à vous aussi, bonne nuit, Watson ! ajouta-t-il, lorsque les roues du landau royal sébranlèrent pour descendre la rue. Si vous avez la gentillesse de passer ici demain après-midi à trois heures, je serai heureux de bavarder un peu avec vous. »
II
A trois heures précises jétais à Baker Street, mais Holmes nétait pas encore de retour. La logeuse mindiqua quil était sorti un peu après huit heures du matin. Je massis au coin du feu, avec lintention de lattendre aussi longtemps quil le faudrait. Déjà cette histoire me passionnait : elle ne se présentait pas sous laspect lugubre des deux crimes que jai déjà relatés : toutefois sa nature même ainsi que la situation élevée de son héros lui conféraient un intérêt spécial. Par ailleurs, la manière quavait mon ami de maîtriser une situation et le spectacle de sa logique incisive, aiguë, me procuraient un vif plaisir : jaimais étudier son système de travail et suivre de près les méthodes (subtiles autant que hardies) grâce aux quelles il désembrouillait les écheveaux les plus inextricables. Jétais si accoutumé à ses succès que lhypothèse dun échec ne meffleurait même pas.
Il était près de quatre heures quand la porte souvrit pour laisser pénétrer une sorte de valet décurie qui semblait pris de boisson : rougeaud, hirsute, il étalait de gros favoris, et ses vêtements étaient minables. Létonnant talent de mon ami pour se déguiser métait connu, mais je dus le regarder à trois reprises avant dêtre sûr que cétait bien lui. Il madressa un signe de tête et disparut dans sa chambre, doù il ressortit cinq minutes plus tard, habillé comme à son ordinaire dun respectable costume de tweed. Il plongea les mains dans ses poches, allongea les jambes devant le feu, et partit dun joyeux rire qui dura plusieurs minutes.
« Hé bien ! ça alors ! sécria-t-il. »
Il suffoquait ; il se reprit à rire, et il rit de si bon cur quil dut sétendre, à court de souffle, sur son canapé.
« Que se passe-t-il ?
Cest trop drôle ! Je parie que vous ne devinerez jamais comment jai employé ma matinée ni ce que jai fini par faire.
Je ne sais pas Je suppose que vous avez surveillé les habitudes et peut- être la maison de Mlle Irène Adler.
Cest vrai ! Mais la suite na pas été banale. Je vais tout vous raconter. Ce matin, jai quitté la maison un peu après huit heures, déguisé en valet décurie cherchant de lembauche. Car entre les hommes de chevaux il existe une merveilleuse sympathie, presque une franc-maçonnerie : si vous êtes lun des leurs, vous saurez en un tournemain tout ce que vous désirez savoir. Jai trouvé de bonne heure Briony Lodge. Cette villa est un bijou : situé juste sur la route avec un jardin derrière ; deux étages ; une énorme serrure à la porte ; un grand salon à droite, bien meublé, avec de longues fenêtres descendant presque jusquau plancher et pourvues de ces absurdes fermetures anglaises quun enfant pourrait ouvrir. Derrière, rien de remarquable, sinon une fenêtre du couloir qui peut être atteinte du toit de la remise. Jai fait le tour de la maison, je lai examinée sous tous les angles, sans pouvoir noter autre chose dintéressant. Jai ensuite descendu la rue en flânant et jai découvert, comme je my attendais, une écurie dans un chemin qui longe lun des murs du jardin. Jai donné un coup de main aux valets qui bouchonnaient les chevaux : en échange, jai reçu une pièce de monnaie, un verre de whisky, un peu de gros tabac pour bourrer deux pipes, et tous les renseignements dont javais besoin sur Mlle Adler, sans compter ceux que jai obtenus sur une demi-douzaine de gens du voisinage et dont je me moque éperdument mais il fallait bien que jécoute aussi leurs biographies, nest-ce pas ?
Quoi, au sujet dIrène Adler ? demandai-je
Oh ! elle a fait tourner toutes les têtes des hommes de là-bas ! Cest la plus exquise des créatures de cette terre : elle vit paisiblement, chante à des concerts, sort en voiture chaque jour à cinq heures, pour rentrer dîner à sept heures précises, rarement à dautres heures, sauf lorsquelle chante. Ne reçoit quun visiteur masculin, mais le reçoit souvent. Un beau brun, bien fait, élégant ; il ne vient jamais moins dune fois par jour, et plutôt deux. Cest un M. Godfrey Norton, membre du barreau. Voyez lavantage quil y a davoir des cochers dans sa confidence ! Tous ceux-là le connaissaient pour lavoir ramené chacun une douzaine de fois de Serpentine Avenue. Quand ils eurent vidé leur sac, je fis les cent pas du côté de la villa tout en élaborant mon plan de campagne.
« Ce Godfrey Norton était assurément un personnage dimportance dans notre affaire : un homme de loi ! Cela sannonçait mal. Quelle était la nature de ses relations avec Irène Adler, et pourquoi la visitait-il si souvent ? Était-elle sa cliente, son amie, ou sa maîtresse ? En tant que cliente, elle lui avait sans doute confié la photographie pour quil la garde. En tant que maîtresse, cétait moins vraisemblable. De la réponse à cette question dépendait mon plan : continuerais-je à travailler à Briony Lodge ? Ou moccuperais-je plutôt de lappartement que ce monsieur possédait dans le quartier des avocats ? Je crains de vous ennuyer avec ces détails, mais il faut bien que je vous expose toutes mes petites difficultés si vous voulez vous faire une idée exacte de la situation.
Je vous écoute attentivement.
Jétais en train de peser le pour et le contre dans ma tête quand un fiacre sarrêta devant Briony Lodge ; un gentleman en sortit- cétait un très bel homme, brun, avec un nez droit, des moustaches De toute évidence, lhomme dont on mavait parlé. Il semblait très pressé, cria au cocher de lattendre, et sengouffra a lintérieur dès que la bonne lui eut ouvert la porte : visiblement il agissait comme chez lui
« Il y avait une demi-heure quil était arrivé ; javais pu lapercevoir, par les fenêtres du salon, marchant dans la pièce à grandes enjambées ; il parlait avec animation et il agitait ses bras. Elle, je ne lavais pas vue. Soudain il ressortit ; il paraissait encore plus nerveux quà son arrivée. En montant dans son fiacre, il tira une montre en or de son gousset :
« Filez comme le vent ! cria-t-il. Dabord chez Gross et Hankey à Regent Street, puis à léglise Sainte-Monique dans Edgware Road. Une demi-guinée pour boire si vous faites la course en vingt minutes !
« Les voilà partis. Je me demande ce que je dois faire, si je ne ferais pas mieux de les suivre, quand débouche du chemin un coquet petit landau ; le cocher a son vêtement à demi boutonné, sa cravate sous loreille ; les attaches du harnais sortent des boucles ; le landau nest même pas arrêté quelle jaillit du vestibule pour sauter dedans. Je ne lai vue que le temps dun éclair, mais je peux vous affirmer que cest une fort jolie femme, et quun homme serait capable de se faire tuer pour ce visage-là
« A léglise Sainte-Monique, John ! crie-t-elle. Et un demi souverain si vous y arrivez en vingt minutes !
« Cest trop beau pour que je rate loccasion. Jhésite : vais je courir pour rattraper le landau et monter dedans, ou me cacher derrière. Au même moment, voici un fiacre. Le cocher regarde à deux fois le client déguenillé qui lui fait signe, mais je ne lui laisse pas le temps de réfléchir, je saute :
« A léglise Sainte-Monique ! lui dis je. Et un demi-souverain pour vous si vous y êtes en moins de vingt minutes !
« Il était midi moins vingt-cinq ; naturellement, ce qui se manigançait était clair comme le jour.
« Mon cocher fonça. Je ne crois pas que jaie jamais été conduit aussi vite, mais les autres avaient pris de lavance. Quand jarrive, le fiacre et le landau sont arrêtés devant la porte, leurs chevaux fument. Moi, je paie mon homme et me précipite dans léglise. Pas une âme à lintérieur, sauf mes deux poursuivis et un prêtre en surplis qui semblent discuter ferme. Tous trois se tiennent debout devant lautel. Je prends par un bas-côté, et je flâne comme un oisif qui visite une église. Tout à coup, à ma grande surprise, mes trois personnages se tournent vers moi, et Godfrey Norton court à ma rencontre.
« Dieu merci ! sécrie-t-il. Vous ferez laffaire. Venez ! Venez ! »
« Pour quoi faire ?
« Venez, mon vieux ! Il ne nous reste plus que trois minutes pour que ce soit légal.
« Me voilà à moitié entraîné vers lautel et, avant que je sache où jen suis, je mentends bredouiller des réponses qui me sont chuchotées à loreille ; en fait, japporte ma garantie au sujet de choses dont je suis très ignorant et je sers de témoin pour un mariage entre Irène Adler, demoiselle, et Godfrey Norton, célibataire. La cérémonie se déroule en quelques instants ; après quoi je me fais congratuler dun côté par le conjoint, de lautre par la conjointe tandis que le prêtre, en face, rayonne en me regardant. Je crois que cest la situation la plus absurde dans laquelle je me sois jamais trouvé ; lorsque je me la suis rappelée tout à lheure, je nai pu mempêcher de rire à gorge déployée. Sans doute y avait-il un quelconque vice de forme dans la licence de mariage, le prêtre devait absolument refuser de consacrer lunion sans un témoin, et mon apparition a probablement épargné au fiancé de courir les rues en quête dun homme valable. La fiancée ma fait cadeau dun souverain, que jentends porter à ma chaîne de montre en souvenir de cet heureux événement.
Laffaire a pris une tournure tout à fait imprévue, dis je. Mais ensuite ?
Hé bien ! Jai trouvé mes plans plutôt compromis. Tout donnait limpression que le couple allait senvoler immédiatement ; des mesures aussi énergiques que promptes simposaient donc. Cependant, à la porte de léglise, ils partirent chacun de leur côté : lui vers son quartier, elle pour sa villa.
« Je sortirai à cinq heures comme dhabitude pour aller dans le parc, lui dit-elle en le quittant.
« Je nentendis rien de plus. Ils se séparèrent, et moi, je men vais prendre des dispositions personnelles.
Lesquelles ?
Dabord quelques tranches de buf froid et un verre de bière répondit-il en sonnant. Jétais trop occupé pour songer à me nourrir, et ce soir, je serai encore plus occupé, selon toute vraisemblance. A propos, docteur, jaurais besoin de vos services.
Vous men voyez réjoui.
Cela ne vous gênerait pas de violer la loi ?
Pas le moins du monde.
Ni de risquer dêtre arrêté ?
Non, si la cause est bonne.
Oh ! la cause est excellente !
Alors je suis votre homme.
Jétais sûr que je pourrais compter sur vous.
Mais quest-ce que vous voulez au juste ?
Quand Mme Turner aura apporté le plateau, je vous expliquerai. Maintenant, ajouta-t-il en se jetant sur la simple collation que sa propriétaire lui avait fait monter, je vais être obligé de parler la bouche pleine car je ne dispose pas de beaucoup de temps. Il est près de cinq heures. Dans deux heures nous devons nous trouver sur les lieux de laction. Mlle Irène, ou plutôt Madame, revient de sa promenade à sept heures. Il faut que nous soyons à Briony Lodge pour la rencontrer.
Et après, quoi ?
Laissez le reste à mon initiative. Jai déjà préparé ce qui doit arriver. Le seul point sur lequel je dois insister, cest que vous ninterviendrez à aucun moment, quoi quil se passe.
Je resterai neutre ?
Vous ne ferez rien, absolument rien. Il y aura probablement pour moi quelques désagréments légers à encourir. Ne vous en mêlez point. Tout se terminera par mon transport dans la villa. Quatre ou cinq minutes plus tard, la fenêtre du salon sera ouverte. Vous devrez vous tenir tout près de cette fenêtre ouverte.
Oui.
Vous devrez me surveiller, car je serai visible.
Oui.
Et quand je lèverai ma main comme ceci vous lancerez dans la pièce, ce que je vous remettrai pour le lancer et, en même temps, vous crierez au feu. Vous suivez bien ?
Très bien.
Il ny a rien là de formidable, dit-il en prenant dans sa poche un long rouleau en forme de cigare. Cest une banale fusée fumigène ; à chaque extrémité elle est garnie dune capsule automatiquement inflammable. Votre mission se réduit à ce que je vous ai dit. Quand vous crierez au feu, des tas de gens crieront à leur tour au feu. Vous pourrez alors vous promener jusquau bout de la rue où je vous rejoindrai dix minutes plus tard. Jespère que je me suis fait comprendre ?
Jai à ne pas intervenir, à mapprocher de la fenêtre, à guetter votre signal, à lancer à lintérieur cet objet, puis à crier au feu, et à vous attendre au coin de la rue.
Exactement.
Vous pouvez donc vous reposer sur moi.
Parfait ! Il est presque temps que je me prépare pour le nouveau rôle que je vais jouer. »
Il disparut dans sa chambre, et réapparut au bout de quelques minutes sous laspect dun clergyman non conformiste, aussi aimable que simplet. Son grand chapeau noir, son ample pantalon, sa cravate blanche, son sourire sympathique et tout son air de curiosité bienveillante étaient dignes dun plus grand comédien. Holmes avait pas seulement changé de costume : son expression, son allure, son âme même semblaient se modifier à chaque nouveau le. Le théâtre a perdu un merveilleux acteur, de même que la science a perdu un logicien de premier ordre, quand il sest spécialisé dans les affaires criminelles.
Nous quittâmes Baker Street à six heures et quart pour nous trouver à sept heures moins dix dans Serpentine Avenue. La nuit tombait déjà. Les lampes venaient dêtre allumées quand nous passâmes devant Briony Lodge. La maison ressemblait tout à fait à celle que mavait décrite Holmes, mais les alentours nétaient pas aussi déserts que je me létais imaginé : ils étaient pleins au contraire dune animation quon naurait pas espérée dans la petite rue dun quartier tranquille. A un angle, il y avait un groupe de pauvres hères qui fumaient et riaient ; non loin, un rémouleur avec sa roue, puis deux gardes en flirt avec une nourrice ; enfin, plusieurs jeunes gens bien vêtus, cigare aux lèvres, flânaient sur la route.
« Voyez ! observa Holmes tandis que nous faisions les cent pas le long de la façade de la villa. Ce mariage simplifie plutôt les choses : la photographie devient maintenant une arme à double tranchant. Il y a de fortes chances pour quelle ne tienne pas plus à ce que M. Godfrey Norton la voie, que notre client ne tient à ce quelle tombe sous les yeux de sa princesse. Mais où la découvrirons-nous ?
Oui. Où ?
Il est probable quelle ne la transporte pas avec elle, puisquil sagit dune photographie format album, trop grande par conséquent pour quune dame la dissimule aisément dans ses vêtements. Elle sait que le roi est capable de lui tendre une embuscade et de la faire fouiller, puisquil la déjà osé. Nous pouvons donc tenir pour certain quelle ne la porte pas sur elle.
Où, alors ?
Elle a pu la mettre en sécurité chez son banquier ou chez son homme de loi. Cette double possibilité existe, mais je ne crois ni à lune ni à lautre. Les femmes sont naturellement cachottières, et elles aiment pratiquer elles-mêmes leur manie. Pourquoi laurait-elle remise à quelquun ? Autant elle peut se fier à bon droit à sa propre vigilance, autant elle a de motifs de se méfier des influences, politiques ou autres, qui risqueraient de sexercer sur un homme daffaires. Par ailleurs, rappelez-vous quelle a décidé de sen servir sous peu : la photographie doit donc se trouver à portée de sa main, chez elle.
Mais elle a été cambriolée deux fois !
Bah ! Les cambrioleurs sont passés à côté
Mais comment chercherez-vous ?
Je ne chercherai pas.
Alors ?
Je me débrouillerai pour quelle me la montre.
Elle refusera !
Elle ne pourra pas faire autrement Mais jentends le roulement de la voiture ; cest son landau. A présent, suivez mes instructions à la lettre. »
Tandis quil parlait, les lanternes latérales de la voiture amorcèrent le virage dans lavenue ; cétait un très joli petit landau ! Il roula jusquà la porte de Briony Lodge ; au moment où il sarrêtait, lun des flâneurs du coin se précipita pour ouvrir la portière dans lespoir de recevoir une pièce de monnaie ; mais il fut écarté dun coup de coude par un autre qui avait couru dans la même intention Une violente dispute sengagea alors ; les deux gardes prirent parti pour lun des vagabonds, et le rémouleur soutint lautre de la voix et du geste. Des coups furent échangés, et en un instant la dame qui avait sauté à bas de la voiture se trouva au centre dune mêlée confuse dhommes qui se battaient à grands coups de poing et de gourdin. Holmes, pour protéger la dame, se jeta parmi les combattants ; mais juste comme il parvenait à sa hauteur, il poussa un cri et sécroula sur le sol, le visage en sang. Lorsquil tomba, les gardes senfuirent dans une direction, et les vagabonds dans la direction opposée ; les gens mieux vêtus, qui avaient assisté à la bagarre sans sy mêler, se décidèrent alors à porter secours à la dame ainsi quau blessé. Irène Adler, comme je lappelle encore, avait bondi sur les marches ; mais elle demeura sur le perron pour regarder ; son merveilleux visage profilait beaucoup de douceurs sous léclairage de lentrée.
« Est-ce que ce pauvre homme est gravement blessé ? senquit-elle.
Il est mort ! crièrent plusieurs voix.
Non, non, il vit encore ! hurla quelquun. Mais il mourra sûrement avant darriver à lhôpital.
Voilà un type courageux ! dit une femme. Ils auraient pris à la dame sa bourse et sa montre sil nétait pas intervenu. Cétait une bande, oui ! et une rude bande ! Ah ! il se ranime maintenant
On ne peut pas le laisser dans la rue. Peut-on le transporter chez vous, madame ?
Naturellement ! Portez-le dans le salon ; il y a un lit de repos confortable. Par ici, sil vous plaît ! »
Lentement, avec une grande solennité, il fut transporté à lintérieur de Briony Lodge et déposé dans la pièce principale : de mon poste près de la fenêtre, jobservai les allées et venues. Les lampes avaient été allumées, mais les stores navaient pas été tirés, si bien que Je pouvais apercevoir Holmes étendu sur le lit. Jignore sil était à cet instant, lui, bourrelé de remords, mais je sais bien que moi, pour ma part, je ne métais jamais senti aussi honteux que quand je vis quelle splendide créature était la femme contre laquelle nous conspirions, et quand jassistai aux soins pleins de grâce et de bonté quelle prodiguait au blessé. Pourtant çaurait été une trahison (et la plus noire) à légard de Holmes si je métais départi du rôle quil mavait assigné. Jendurcis donc mon cur et empoignai ma fusée fumigène. « Après tout, me dis-je, nous ne lui faisons aucun mal, et nous sommes en train de lempêcher de nuire à autrui. »
Holmes sétait mis sur son séant, et je le vis sagiter comme un homme qui manque dair. Une bonne courut ouvrir la fenêtre. Au même moment il leva la main : cétait le signal. Je jetai ma fusée dans la pièce et criai :
« Au feu ! »
Le mot avait à peine jailli de ma gorge que toute la foule des badauds qui stationnaient devant la maison, reprit mon cri en chur :
« Au feu ! »
Des nuages dune fumée épaisse moutonnaient dans le salon avant de séchapper par la fenêtre ouverte. Japerçus des silhouettes qui couraient dans tous les sens ; puis jentendis la voix de Holmes affirmer que cétait une fausse alerte. Alors je me glissai parmi la foule et je marchai jusquau coin de la rue. Au bout dune dizaine de minutes, jeus la joie de sentir le bras de mon ami sous le mien et de quitter ce mauvais théâtre. Il marchait rapidement et en silence ; ce fut seulement lorsque nous empruntâmes lune des paisibles petites rues qui descendent vers Edgware Road quil se décida à parler.
« Vous avez très bien travaillé, docteur ! me dit-il. Rien naurait mieux marché.
Vous avez la photographie ?
Je sais où elle est.
Et comment lavez-vous appris ?
Elle me la montrée, comme je vous lavais annoncé.
Je ny comprends goutte, Holmes.
Je nai pas lintention de jouer avec vous au mystérieux, répondit-il en riant. Laffaire fut tout à fait simple. Vous, bien sûr, vous avez deviné que tous les gens de la rue étaient mes complices : je les avais loués pour la soirée.
Je lavais deviné à peu près.
Quand se déclencha la bagarre, javais de la peinture rouge humide dans la paume de ma main. Je me suis précipité, je suis tombé, jai appliqué ma main contre mon visage, et je suis devenu le piteux spectacle que vous avez eu sous les yeux. Cest une vieille farce.
Ça aussi, je lavais soupçonné !
Ils mont donc transporté chez elle ; comment aurait-elle pu refuser de me laisser entrer ? Que pouvait-elle objecter ? Jai été conduit dans son salon, qui était la pièce, selon moi, suspecte. Cétait ou le salon ou sa chambre, et jétais résolu à men assurer Alors jai été couché sur un lit, jai réclamé un peu dair, on a dû ouvrir la fenêtre, et vous avez eu votre chance.
Comment cela vous a-t-il aidé ?
Cétait très important ! Quand une femme croit que le feu est à sa maison, son instinct lui commande de courir vers lobjet auquel elle attache la plus grande valeur pour le sauver des flammes. Il sagit là dune impulsion tout à fait incontrôlable, et je men suis servi plus dune fois : tenez, dans laffaire du Château d Arnsworth, et aussi dans le scandale de la substitution de Darlington. Une mère se précipite vers son enfant ; une demoiselle vers son coffret à bijoux. Quant à notre dame daujourdhui, jétais bien certain quelle ne possédait chez elle rien de plus précieux que ce dont nous étions en quête. Lalerte fut admirablement donnée. La fumée et les cris auraient brisé des nerfs dacier ! Elle a magnifiquement réagi. La photographie se trouve dans un renfoncement du mur derrière un panneau à glissières juste au-dessus de la sonnette. Elle y fut en un instant et je pus apercevoir lobjet au moment où elle lavait à demi sorti. Quand je criai que cétait une fausse alerte, elle le replaça, ses yeux tombèrent sur la fusée, elle courut au dehors, et je ne la revis plus. Je me mis debout, et après force excuses, sortis de la maison. Jai bien songé à memparer tout de suite de la photographie, mais le cocher est entré ; il me surveillait de près : je crus plus sage de ne pas me risquer : un peu trop de précipitation aurait tout compromis !
Et maintenant ? demandai-je.
Pratiquement notre enquête est terminée. Jirai demain lui rendre visite avec le roi et vous-même, si vous daignez nous accompagner. On nous conduira dans le salon pour attendre la maîtresse de maison ; mais il est probable que quand elle viendra elle ne trouvera plus ni nous ni la photographie. Sa Majesté sera sans doute satisfaite de la récupérer de ses propres mains.
Et quand lui rendrons-nous visite ?
A huit heures du matin. Elle ne sera pas encore levée, ni apprêtée, si bien que nous aurons le champ libre. Par ailleurs il nous faut être rapides, car ce mariage peut modifier radicalement ses habitudes et son genre de vie. Je vais télégraphier au roi. »
Nous étions dans Baker Street, arrêtés devant la porte. Holmes cherchait sa clé dans ses poches lorsquun passant lui lança :
« Bonne nuit, monsieur Sherlock Holmes ! »
Il y avait plusieurs personnes sur le trottoir ; ce salut semble venir néanmoins dun jeune homme svelte qui avait passé très vite.
« Je connais cette voix, dit Holmes en regardant la rue faiblement éclairée. Mais je me demande à qui diable elle appartient ! »
III
Je dormis à Baker Street cette nuit-là ; nous étions en train de prendre notre café et nos toasts quand le roi de Bohême pénétra dans le bureau.
« Cest vrai ? Vous lavez eue ? cria-t-il en empoignant Holmes par les deux épaules et en le dévisageant intensément.
Pas encore.
Mais vous avez bon espoir ?
Jai espoir.
Alors, allons-y. Je ne tiens plus en place.
Il nous faut un fiacre.
Non ; mon landau attend en bas.
Cela simplifie les choses. »
Nous descendîmes et, une fois de plus, nous reprîmes la route de Briony Lodge.
« Irène Adler est mariée, annonça Holmes.
Mariée ? Depuis quand ?
Depuis hier.
Mais à qui ?
A un homme de loi qui sappelle Norton.
Elle ne laime pas. Jen suis sûr !
Jespère quelle laime.
Pourquoi lespérez-vous ?
Parce que cela éviterait à Votre Majesté de redouter tout ennui pour lavenir. Si cette dame aime son mari, cest quelle naime pas Votre Majesté. Si elle naime pas Votre Majesté, il ny a aucune raison pour quelle se mette en travers des plans de Votre Majesté.
Vous avez raison. Et cependant Ah ! je regrette quelle nait pas été de mon rang ! Quelle reine elle aurait fait ! »
Il tomba dans une rêverie maussade qui dura jusquà Serpentine Avenue.
La porte de Briony Lodge était ouverte, et une femme âgée se tenait sur les marches. Elle nous regarda descendre du landau avec un il sardonique.
« Monsieur Sherlock Holmes, je pense ? interrogea-t-elle.
Je suis effectivement M. Holmes, répondit mon camarade en la considérant avec un étonnement qui nétait pas joué.
Ma maîtresse ma dit que vous viendriez probablement ce matin. Elle est partie, avec son mari, au train de cinq heures quinze à Charing Cross, pour le continent.
Quoi ! sécria Sherlock Holmes en reculant. Voulez-vous dire quelle a quitté lAngleterre ? »
Son visage était décomposé, blanc de déception et de surprise. Elle ne reviendra jamais !
« Et les papiers ? gronda le roi. Tout est perdu !
Nous allons voir »
Il bouscula la servante et se rua dans le salon ; le roi et moi nous nous précipitâmes à sa suite. Les meubles étaient dispersés à droite et à gauche, les étagères vides, les tiroirs ouverts : il était visible que la dame avait fait ses malles en toute hâte avant de senfuir. Holmes courut vers la sonnette, fit glisser un petit panneau, plongea sa main dans le creux mis à découvert, retira une photographie et une lettre. La photographie était celle dIrène Adler elle-même en robe du soir. La lettre portait la suscription suivante : « A Sherlock Holmes, qui passera prendre. » Mon ami déchira lenveloppe ; tous les trois nous nous penchâmes sur la lettre ; elle était datée de la veille à minuit, et elle était rédigée en ces termes :
Mon cher Monsieur Sherlock Holmes
Vous avez réellement bien joué ! Vous mavez complètement surprise. Je navais rien soupçonné, même après lalerte au feu. Ce nest quensuite, lorsque jai réfléchi que je métais trahie moi-même, que jai commencé à minquiéter. Jétais prévenue contre lui depuis plusieurs mois. On mavait informée que si le roi utilisait un policier, ce serait certainement à vous quil ferait appel. Et on mavait donné votre adresse. Pourtant, avec votre astuce, vous mavez amenée à vous révéler ce que vous désiriez savoir. Lorsque des soupçons me sont venus, jai été prise de remords : penser du mal dun clergyman aussi âgé, aussi respectable, aussi galant !
Mais, vous le savez, jai été entraînée, moi aussi, à jouer la comédie ; et le costume masculin mest familier : jai même souvent profité de la liberté dallure quil autorise. Aussi ai-je demandé à John, le cocher, de vous surveiller ; et moi, je suis montée dans ma garde-robe, jai enfilé mon vêtement de sortie, comme je lappelle, et je suis descendue au moment précis où vous vous glissiez dehors. Hé bien ! je vous ai suivi jusquà votre porte, et jai ainsi acquis la certitude que ma personne intéressait vivement le célèbre M. Sherlock Holmes. Alors, avec quelque imprudence, je vous ai souhaité une bonne nuit, et jai couru conférer avec mon mari. Nous sommes tombés daccord sur ceci : la fuite était notre seule ressource pour nous défaire dun adversaire aussi formidable. Cest pourquoi vous trouverez le nid vide lorsque vous viendrez demain Quant à la photographie, que votre client cesse de sen inquiéter ! Jaime et je suis aimée. Jai rencontré un homme meilleur que lui. Le roi pourra agir comme bon lui semblera sans avoir rien à redouter dune femme quil a cruellement offensée. Je ne la garde par-devers moi que pour ma sauvegarde personnelle, pour conserver une arme qui me protégera toujours contre les ennuis quil pourrait chercher à me causer dans lavenir. Je laisse ici une photographie quil lui plaira peut-être demporter. Et je demeure, cher Monsieur Sherlock Holmes, très sincèrement vôtre !
Irène Norton, née Adler.
« Quelle femme ! Oh ! quelle femme ! sécria le roi de Bohême quand nous eûmes achevé la lecture de cette épître. Ne vous avais-je pas dit quelle était aussi prompte que résolue ? Naurait-elle pas été une reine admirable ? Quel malheur quelle ne soit pas de mon rang !
Daprès ce que jai vu de la dame, elle ne semble pas en vérité du même niveau que Votre Majesté ! répondit froidement Holmes. Je regrette de navoir pas été capable de mener cette affaire à une meilleure conclusion.
Au contraire, cher monsieur ! cria le roi. Ce dénouement menchante : je sais quelle tient toujours ses promesses ! La photographie est à présent aussi en sécurité que si elle avait été jetée au feu.
Je suis heureux dentendre Votre Majesté parler ainsi.
Jai contracté une dette immense envers vous ! Je vous en prie ; dites-moi de quelle manière je puis vous récompenser. Cette bague »
Il fit glisser de son doigt une émeraude et la posa sur la paume ouverte de sa main.
« Votre Majesté possède quelque chose que jévalue à plus cher, dit Holmes.
Dites-moi quoi : cest à vous.
Cette photographie ! »
Le roi le contempla avec ahurissement.
« La photographie dIrène ? Bien sûr, si vous y tenez !
Je remercie Votre Majesté. Maintenant, laffaire est terminée Jai lhonneur de souhaiter à Votre Majesté une bonne matinée. »
Il sinclina et se détourna sans remarquer la main que lui tendait le roi. Bras dessus, bras dessous, nous regagnâmes Baker Street.
Et voici pourquoi un grand scandale menaçait le royaume de Bohême, et comment les plans de M. Sherlock Holmes furent déjoués par une femme. Il avait lhabitude dironiser sur la rouerie féminine ; depuis ce jour il évite de le faire. Et quand il parle dIrène Adler, ou quand il fait allusion à sa photographie, cest toujours sous le titre très honorable de la femme.
Toutes les aventures de Sherlock Holmes
Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927.
Romans
Une Étude en Rouge (novembre 1887)
Le Signe des Quatre (février 1890)
Le Chien des Baskerville (août 1901 à mai 1902)
La Vallée de la Peur (sept 1914 à mai 1915)
Les Aventures de Sherlock Holmes
Un Scandale en Bohême (juillet 1891)
La Ligue des Rouquins (août 1891)
Une Affaire dIdentité (septembre 1891)
Le Mystère de Val Boscombe (octobre 1891)
Les Cinq Pépins dOrange (novembre 1891)
LHomme à la Lèvre Tordue (décembre 1891)
LEscarboucle Bleue (janvier 1892)
Le Ruban Moucheté (février 1892)
Le Pouce de lIngénieur (mars 1892)
Un Aristocrate Célibataire (avril 1892)
Le Diadème de Beryls (mai 1892)
Les Hêtres Rouges (juin 1892)
Les Mémoires de Sherlock Holmes
Flamme dArgent (décembre 1892)
La Boite en Carton (janvier 1893)
La Figure Jaune (février 1893)
LEmployé de lAgent de Change (mars 1893)
Le Gloria-Scott (avril 1893)
Le Rituel des Musgrave (mai 1893)
Les Propriétaires de Reigate (juin 1893)
Le Tordu (juillet 1893)
Le Pensionnaire en Traitement (août 1893)
LInterprète Grec (septembre 1893)
Le Traité Naval (octobre / novembre 1893)
Le Dernier Problème (décembre 1893)
Le Retour de Sherlock Holmes
La Maison Vide (26 septembre 1903)
LEntrepreneur de Norwood (31 octobre 1903)
Les Hommes Dansants (décembre 1903)
La Cycliste Solitaire (26 décembre 1903)
LÉcole du prieuré (30 janvier 1904)
Peter le Noir (27 février 1904)
Charles Auguste Milverton (26 mars 1904)
Les Six Napoléons (30 avril 1904)
Les Trois Étudiants (juin 1904)
Le Pince-Nez en Or (juillet 1904)
Un Trois-Quarts a été perdu (août 1904)
Le Manoir de LAbbaye (septembre 1904)
La Deuxième Tâche (décembre 1904)
Son Dernier Coup dArchet
Laventure de Wisteria Lodge (15 août 1908)
Les Plans du Bruce-Partington (décembre 1908)
Le Pied du Diable (décembre 1910)
Le Cercle Rouge (mars/avril 1911)
La Disparition de Lady Frances Carfax (décembre 1911)
Le détective agonisant (22 novembre 1913)
Son Dernier Coup dArchet (septembre 1917)
Les Archives de Sherlock Holmes
La Pierre de Mazarin (octobre 1921)
Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922)
LHomme qui Grimpait (mars 1923)
Le Vampire du Sussex (janvier 1924)
Les Trois Garrideb (25 octobre 1924)
LIllustre Client (8 novembre 1924)
Les Trois Pignons (18 septembre 1926)
Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926)
La Crinière du Lion (27 novembre 1926)
Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926)
La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927)
LAventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927)
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